Mon enfance se déroule dans le décor d'une Roumanie bucolique et parsemée de croyances ancestrales, des forêts primaires et une nature à l'abri de l'industrialisation. Enfant, j'ai personnalisé des arbres, des insectes, des oiseaux et des nuages créant un théâtre fantastique où les histoires se glissent dans un temps suspendu. Je construisais et détruisais ces décors pour voyager aux confins de la terre, mais elle est devenue trop petite et m'a obligé à me propulser dans les étoiles. Mes souvenirs de cette époque sont les trésors les plus riches et précieux. Là, où tout était possible, imaginable, changeable ; et moi, vivante sur la pointe des pieds, veillais constamment au bon déroulement de ce monde, me saisissant de ma baguette magique pour embellir ou dramatiser les séquences. Les fenêtres de ma chambre se transformaient en un écran géant où je plaçais mes personnages. Au bout de l’allée, le peuplier colossal gardait mes vœux sacrés et mes secrets. Ses proportions incommensurables, à mes yeux juvéniles, créaient le lien avec les étoiles. Pratiquement toutes mes histoires commençaient là, à ses racines noueuses et finissaient dans les galaxies lointaines. Plus tard, quand j’ai revu la taille réelle de mon peuplier, j’étais stupéfaite ; j’y préférais alors mes souvenirs. Chaque changement dans la nature environnante était chargé de significations d’une importance capitale. J’étais témoin d’évènements cruciaux que je devais immortaliser sur mon carnet d'esquisses. Il n’y avait pas de mauvaise saison à traverser… en attendant l’été. Les printemps et les automnes pluvieux me poussaient à écrire de la poésie et à écouter nostalgiquement des chants d’ailleurs. L’hiver habillait des géants venus d’autres planètes pour m’instruire. L’été, je crépitais de vie et d’envies de me rouler dans les fleurs des champs. Chaque jour était marqué par le manque de temps et le désespoir des secondes qui se hâtent de passer. Ainsi, je bénissais le créateur des rêves, car, une fois passée la porte de cristal, je me trouvais à l’abri de la menace du temps. Les rêves m’aidaient à vivre la réalité, les rêves me nourrissaient de désirs divins qui se transformaient en une énergie créatrice débordante.

Le dessin fut mon meilleur ami, conseiller et confesseur. Au fur et à mesure que j'apprenais à dessiner, je m'éloignais de la source, de la joie de m'exprimer librement. Le dessin est devenu fastidieux, je découvrais les proportions, les axes, la perspective, l'ombrage et le cadrage ; la magie devînt labeur. Fort heureusement, en couleur, tout devenait possible. Pendant l'adolescence, j'ai suivi des cours artistiques académiques à l'école d'Art d’Oradea en Roumanie, une expérience qui m'a permis d'apprendre plusieurs techniques de base. L'enseignement de l'histoire de l'art m'a poussée à m'identifier au mythe de l'artiste tourmentée et romantique qui ne correspondait pas à ma personnalité débordante de vitalité. Pendant de longues années, j'ai vécu dans la peau de ces deux personnages antagonistes ; une fille amoureuse de la vie et une autre tourmentée, pour se calquer sur le modèle existant du grand artiste.

En quittant la Roumanie de l'Est, j'ai été éblouie par le monde occidental opulent et paradant une échelle de valeurs opposée à mon vécu. La Roumanie communiste ne permettait pas de se distinguer par la richesse matérielle. Pour réussir, il fallait miser sur le talent, les artistes étant hautement considérés. Ma métamorphose fut rapide et mon seul ancrage dans le passé fut la littérature poétique de mes racines. J'ai d'abord exposé mon travail à Genève en Suisse, à New York aux États-Unis par la suite, où une partie de ma famille avait émigré.

Mes fausses croyances s'étaient matérialisées dans cette dualité de la construction versus la destruction. Sans abri, je traversais l'Atlantique entre l'Europe et l'Amérique en quête d’appartenance. J'ai beaucoup peint durant de longues heures de solitude pour calmer les angoisses naissantes de ce paradoxe que je vivais. Ces deux personnages, l'artiste isolée et presque sauvage et cette protagoniste artsy-friendly, amatrice de soirées mondaines et assoiffée de vie sociale, m'ont plongé dans la confusion quant à ma réelle identité. Malgré le succès, malgré la vente de mes œuvres et des expositions qui s'enchaînaient, année après année, un vide se creusait dans mes entrailles. Je cherchais désespérément la Vérité et un Sens de l'Existence dans la philosophie orientale et occidentale, dans la science et dans les religions. Dans toute cette recherche, la physique des hautes énergies et la psychanalyse m'ont offert des réponses limitées et frustrantes.

Mais il y a eu ce matin-là au jardin. Ce matin, où la lumière inespérée du mois de mars a pénétré les moindres recoins de la terre, inondée la veille. La graine a germé et sur sa tige verdâtre, comme un trophée, des feuilles d'un vert foncé sont prêtes a pulvériser la carapace de la semence. Je suis ahurie, transposée et émerveillée devant cette métamorphose, qui dépasse largement ma compréhension.

Hier encore, je tenais cette graine dans la main comme une forme inerte, sans deviner son potentiel. Le théâtre s'ouvre à nouveau, et les insectes, les arbres, les oiseaux et les nuages reviennent pour dévoiler les histoires que j'ai laissées inachevées étant enfant. La Vérité a jailli comme une lumière au bout d'un tunnel qui m'a étouffée durant des décennies ; je suis à nouveau vivante, sur la pointe des pieds, et j'enfonce mes doigts dans cette terre chaude ; elle m'accueille sans rancune de l'avoir désertée pour les soirées cocktails, les bars trendy et les discothèques bruyantes.

Les pinceaux sont redevenus des prolongements de mes doigts, la couleur éclate de rire sur ces toiles apprivoisées, raillant les lourdeurs de la théorie. Tout m'échappe ; la peinture possède sa propre pensée et je la laisse me guider. Je redeviens une enfant qui a retrouvé sa baguette magique.